FinTech et paiements électroniques : entre privacy et concurrence, l’Autorité de la concurrence publie les conclusions de son enquéte sectorielle
Après s’être intéressée à l’industrie pharmaceutique[1] et le e-commerce[2], l’Autorité de la concurrence a récemment publié[3] les conclusions d’une enquête sectorielle relative au secteur des paiements dématérialisés, s’attachant à analyser l’arrivée de nouveaux acteurs dans le secteur. À l’heure où certains prédisent la fin du paiement en espèces, quels sont les enjeux pesant sur les paiements digitaux ?
L'analyse d'un marché complémentaire et substitutable
Le secteur des paiements est un marché non seulement en forte croissance mais aussi en forte ébullition. Les raisons des grands bouleversements observés ces dernières années ? L’évolution du cadre règlementaire tout d’abord, avec notamment la seconde Directive Européenne sur les Services de Paiement de 2018 venue réguler et encadrer l’activité des nouveaux acteurs dans le secteur des services de paiement électronique (PayPal, Amazon Pay ou encore Monext), mais également l’arrivée sur le marché de nouveaux moyens de paiements (paiements sans contact, objets connectés), de nouvelles monnaies (crypto monnaies, entre autres les fameux ‘BitCoins’), et le dynamisme de nouveaux acteurs historiquement non-bancaires, avec l’essor des ‘FinTech’ et des ‘BigTech’. Une terminologie qui peut sembler complexe mais qui désigne finalement des acteurs déjà bien ancrés dans notre quotidien : les ‘FinTech’ telles que Leetchi, Ulule, Revolut ou Lendix, développent des technologies innovantes en matière financière, tandis que les ‘BigTech’ désignent les GAFAM[4] et BATX[5], géants américains et chinois du web.
Comment ces acteurs ont-ils intégré et même révolutionné le secteur bancaire ? En identifiant et contournant les fortes barrières à l’entrée du secteur bancaire que sont les coûts fixes liés au maintien des infrastructures interbancaires et des réseaux physiques des agences bancaires. Si les banques bénéficient d’un monopole historique leur garantissant notoriété et confiance auprès des clients, les innovations technologiques permettent aux nouveaux entrants de contourner ces obstacles. Les FinTech ont intégré le marché bancaire en s’appuyant sur les banques traditionnelles et présentent une offre complémentaire, un parcours client simplifié. Les BigTech, quant à eux, s’appuient sur la puissance de leurs activités « cœur de métier » et leurs communautés d’utilisateurs pour promouvoir leurs solutions financières.
C’est dans ce contexte que l’Autorité de la concurrence s’est saisie pour avis, en janvier 2020, afin de mener une évaluation de la situation concurrentielle du secteur des nouvelles technologies appliquées aux activités de paiement. Dans son Avis rendu fin avril 2021, l’Autorité dresse plusieurs constats, relatifs à l’analyse des forces en présence et des risques concurrentiels qui y sont liés.
Un marché caractérisé par un équilibre concurrentiel fragile - quels points de vigilance ?
Dans son analyse, l’Autorité estime que le développement de nouvelles technologies va fondamentalement modifier le dynamisme actuel du marché. Les points de vigilance identifiés par l’Autorité ne concernent pas seulement les acteurs du marché mais plus largement l’ensemble des parties prenantes, y compris les particuliers.
Les BigTech sont particulièrement pressentis comme capables d‘avoir un impact structurel sur le marché bancaire. Un tel bouleversement leur octroierait des parts de marché plus importantes, renforçant alors leur pouvoir de contrôle sur l’évolution du secteur bancaire. Il y aurait alors un glissement entre la clientèle de leur activités « cœur de métier » vers leurs activités bancaires. Un tel phénomène garantirait aux BigTech une place de choix sur le marché, ceux-ci disposant d’informations sur leurs utilisateurs dont les banques n’oseraient rêver. L’accès aux données des utilisateurs, quant à leur santé financière et préférences de service, va constituer le cœur des enjeux du secteur. En effet, dans un secteur où la rentabilité est étroitement liée au volume des transactions, les données générées par les utilisateurs de services - aussi bien financiers que non financiers - présentent un intérêt évident pour comprendre le comportement des utilisateurs et ainsi adapter les offres de services financiers.
La question de l’accès aux données est un sujet d’actualité dans un grand nombre de secteurs et les questions concurrentielles associées ne sont ni nouvelles ni spécifiques au secteur des paiements, en témoignent les nombreux avis rendus par l’Autorité de la concurrence et la Commission Européenne. En effet, dès 2010, le ministre de l’Économie saisissait l’Autorité au sujet de la publicité liée aux moteurs de recherches en ligne[6] ; celle-ci concluant alors que Google avait une position dominante mais un comportement non abusif. En 2018, c’est l’Autorité elle-même qui se saisit de la question de l’exploitation des données[7] sur le premier média publicitaire qu’est internet et qui estime que le marché est dominé par deux opérateurs majeurs, Google et Facebook, cette fois susceptibles d’affecter le jeu de la libre concurrence. De son côté, la Commission s’est attachée à faire respecter le niveau européen d’exigence et de sécurité des données des utilisateurs, lorsque des opérateurs internationaux souhaitent y accéder. En témoignent l’adoption d’une décision d’adéquation avec le Japon[8] en 2019, donnant naissance au plus grand espace de flux sécurisés de données au monde, et plus récemment avec le Royaume-Uni[9]. Faut-il alors permettre un accès à tous les acteurs du marché, ou bien en contrôler cet accès ? L’équation n’est pas toujours évidente, la fluidité de certains services et l’expérience client reposant fortement sur ces données, dont la monétisation n’est à ce jour pas forcément claire ou comprise.
Autre point de vigilance : l’évolution des frais bancaires. Selon l’Autorité, les acteurs bancaires traditionnels risquent de voir leurs parts de marché et leurs activités marginalisées : même si les FinTech ne pouvaient pas s’affranchir totalement des banques traditionnelles, l’évolution du marché pourrait considérablement impacter leur rôle en les réduisant à des tâches peu automatisables aux coûts fixes importants – par exemple le dépôt et l’encaissement des chèques et espèces. Or un tel changement n’est pas souhaitable pour le consommateur : si le rôle des banques était limité aux opérations à faible valeur ajoutée, elles ne seraient plus en mesure d’assurer ces services gratuitement, entrainant de fait une augmentation des frais bancaires.
Une analyse detaillée mais peut-etre incompléte
Dans son analyse, l’Autorité met en revanche de côté une analyse approfondie d’un autre sujet d’actualité, les « killers acquisitions » ou « acquisition prédatrices », très actives dans le secteur des FinTech, que les régulateurs américains et britanniques ne manquent pas de mentionner régulièrement. De quoi s’agit-il ? Le rachat, par un opérateur historique, d’une startup pour – entre autres choses – prévenir la menace que celle-ci pourrait représenter si elle évoluait vers un remplacement futur de son activité « cœur de métier »[10]. Si les BigTech ou les banques traditionnelles disposent des fonds nécessaires pour développer leur propre technologie, elles peuvent favoriser ce mécanisme pour « avancer plus vite ». Ces opérations ont une incidence forte en matière d’innovation, mais leur contrôle n’est pas toujours possible faute d’atteindre les seuils de notification des autorités de concurrence, qui sont actuellement basés sur le chiffre d’affaires des entreprises. Dès lors, la majorité de ses rachats échappent à tout contrôle et cela était notamment le cas de plusieurs rachats emblématiques : Facebook/WhatsApp, Facebook/Instagram ou encore Google/DoubleClick.
Certaines autorités, plaidant pour un renforcement du contrôle des concentrations et une approche plus sectorielle, ont renforcé leur interventionnisme, en modifiant notamment leurs critères de contrôle et leur seuil de notification, comme l’Allemagne et l’Autriche[11], où les autorités mettent l’accent sur la valeur de la transaction plutôt que sur le chiffre d’affaires. Le Royaume-Uni[12] a, quant à lui, renforcé ses contrôles ces dernières années et dispose désormais d’une équipe qui se consacre à l'identification de ces transactions. N’ayant pas relevé un impact négatif sur le marché ni sur l’innovation, l’Autorité de la concurrence en France considère le phénomène comme isolé. Si ce phénomène reste effectivement limité, l’impact sur le marché est réel, et il sera intéressant de voir quelle sera l’approche développée par l’Autorité, d’autant plus depuis qu’un service dédié à l’économie de numérique y a été inauguré en 2020[13].
Apporche Francaise ou Européenne ?
Cette enquête met donc en relief les risques actuels et futurs du secteur des paiements électroniques. Tout en démontrant la complexité de la question de l’impact de ces nouvelles technologies, cette étude souligne également de la volonté de l’Autorité de se saisir de questions complexes et actuelles, qui ne sont évidemment pas propres au marché français.
Cette démarche s’inscrit dans les travaux de la Commission européenne qui, en début d’année 2021, s’est saisie de la question de la protection de la liberté de la concurrence dans l'espace numérique, et a proposé une réforme avec deux propositions de règlements : le Digital Services Act[14] et le Digital Markets Act[15]. Le premier vise à améliorer les mécanismes de suppression des contenus illicites, protéger les droits fondamentaux des utilisateurs et renforcer la surveillance publique des plateformes ; le second quant à lui, lutte contre les comportements des plateformes sur certains marchés numériques et marchés connexes, agissant en tant que « contrôleurs d’accès ». Si le champ d’application de ces règlements vise l'espace numérique, cela inclut les services de paiement et pourrait donc consister un outil supplémentaire pour lutter contre les pratiques nuisibles du secteur. Avec la pandémie de Covid-19 et donc le développement accéléré et exponentiel des nouvelles technologies, ces enjeux s’imposent déjà.
With thanks to Intern Marie-June Evin for co-authoring this blog.
Footnotes
[1] Avis 13-A-24 du 19 décembre 2013, https://www.autoritedelaconcurrence.fr/fr/avis/relatif-au-fonctionnement-de-la-concurrence-dans-le-secteur-de-la-distribution-du-medicament et Avis 19-A-08 du 04 avril 2019, https://www.autoritedelaconcurrence.fr/fr/avis/relatif-aux-secteurs-de-la-distribution-du-medicament-en-ville-et-de-la-biologie-medicale
[2] Avis 12-A-20 du 18 septembre 2012, https://www.autoritedelaconcurrence.fr/fr/avis/relatif-au-fonctionnement-concurrentiel-du-commerce-electronique
[3] Avis 21-A-05 du 29 avril 2021, ttps://www.autoritedelaconcurrence.fr/fr/avis/portant-sur-le-secteur-des-nouvelles-technologies-appliquees-aux-activites-de-paiement
[4] Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft.
[5] Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi.
[6] Avis 10-A-29 du 14 décembre 2010, https://www.autoritedelaconcurrence.fr/fr/communiques-de-presse/lautorite-de-la-concurrence-estime-que-google-est-en-position-dominante-sur
[7] Avis 18-A-03 du 06 mars 2018, https://www.autoritedelaconcurrence.fr/fr/avis/portant-sur-lexploitation-des-donnees-dans-le-secteur-de-la-publicite-sur-internet
[8] https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_19_421
[9] https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_21_661
[10] https://www.competitionpolicyinternational.com/how-tech-rolls-potential-competition-and-reverse-killer-acquisitions/#
[11] https://www.picart-law.com/blog/les-start-ups-a-lepreuve-des-killer-acquisitions/#:~:text=Les%20acquisitions%20pr%C3%A9datrices%20(ou%20%C2%AB%20Killer,concurrence%20r%C3%A9elle%20dans%20le%20futur
[12] https://www.osborneclarke.com/insights/fintech-mergers-cmas-spotlight-lessons-can-learned/
[13] https://www.autoritedelaconcurrence.fr/fr/communiques-de-presse/apres-une-activite-tres-soutenue-en-2020-lautorite-de-la-concurrence-annonce
[14] https://ec.europa.eu/info/strategy/priorities-2019-2024/europe-fit-digital-age/digital-services-act-ensuring-safe-and-accountable-online-environment_fr
[15] https://ec.europa.eu/info/strategy/priorities-2019-2024/europe-fit-digital-age/digital-markets-act-ensuring-fair-and-open-digital-markets_fr#la-nouvelle-rglementation-en-bref