Action de groupe et pratiques anti-concurrentielles : où en est la France après l’arrêt de la CJUE ?

Dans une décision du 28 janvier 2025, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a confirmé la nécessaire possibilité pour les victimes de pratiques anticoncurrentielles de regrouper leurs droits à réparation, s’opposant ainsi aux juridictions nationales qui excluraient tout recours à une action groupée lorsque celle-ci apparait comme la seule possibilité économiquement rationnelle et praticable pour réclamer et obtenir réparation.

Si cette affaire concerne une question de droit allemand, elle n’est pas sans incidence sur les considérations actuelles en France relatives à la réforme du régime de l’action de groupe.

La décision dans l’affaire C-253/23 : la confirmation d’une nécessaire voie de recours collective pour un droit à réparation effectif en matière d’ententes

Pour rappel, le droit de l’Union européenne garantit à toute personne lésée par une infraction au droit de la concurrence le droit à une réparation. Chaque État-membre est ensuite libre de déterminer les modalités d’exercice de ce droit, sous réserve du respect du principe d’effectivité.

Dans l’affaire ayant donné lieu au jugement qui nous intéresse, le tribunal régional de Dortmund a été saisi d’une action en réparation contre le Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, accusé d’avoir uniformisé les prix du bois rond en provenance de ce Land pendant quatorze ans. L’action a été introduite par un demandeur, la société ASG2, sur la base des droits que lui ont cédés 32 scieries situées en Allemagne, Belgique et Luxembourg concernant les milliers de transactions qu’elles avaient réalisées pendant la période en question. ASG2 entend agir comme « prestataire de services juridiques » au sens de la loi allemande sur les services juridiques extrajudiciaires de 2007[1].

Le Land a contesté, entre autres choses, la qualité à agir du prestataire, faisant valoir que la loi allemande précitée n’autorise pas le recours à un mécanisme de cession de créance dans les affaires d’ententes anticoncurrentielles (à l’inverse du contentieux de la location immobilière ou l’indemnisation des passagers aériens), entrainant de fait la nullité des cessions de créance en question.  

Le tribunal allemand a donc saisi la CJUE d’une question préjudicielle pour savoir si le droit de l’Union européenne s’oppose à l’interprétation d’une réglementation nationale qui empêcherait donc les personnes lésées par une entente d’avoir recours aux services de recouvrement d’un prestataire  pour une action groupée.

À l'issue d'une décision rendue le 28 janvier 2025[2], la CJUE considère qu'une réglementation nationale empêchant une action groupée intentée par un prestataire de services juridiques sur la base des droits à réparation qui lui ont été cédés pouvait enfreindre le principe d’effectivité du droit de l’Union européenne. En effet, dans l’hypothèse où le droit national d’un État Membre n’offre pas d’autres voies collectives permettant d’assurer la mise en œuvre effective du droit à réparation et qu’une action individuelle rend son exercice impossible ou excessivement difficile et porte atteinte à une protection juridictionnelle effective, le juge national devrait constater une violation du droit de l’Union européenne. Charge désormais aux tribunaux allemands de procéder à cette analyse.

Cette décision met en lumière la nécessité d’adapter les régimes nationaux pour garantir l’effectivité du droit à la réparation des infractions au droit de de la concurrence. En France plusieurs défis demeurent, notamment en ce qui concerne l’adaptation aux nouvelles directives européennes et l’efficacité du dispositif national.

Le régime de l’action de groupe en France

Le régime de l’action de groupe a été introduit en France par une loi de 2014[3] transposant la directive 2009/22/CE[4] relative aux actions en cessation en matière de protection des intérêts des consommateurs. Le périmètre initial a évolué au gré des modifications législatives de 2016[5] et 2018, et fait actuellement l’objet d’un projet de loi de réforme.  

À date, l’action de groupe est ouverte, en principe, dans un grand nombre de domaines, y compris en ce qui concerne le droit de la concurrence. Dans les grandes lignes, seules les associations agréées ou un syndicat dont l’objet statutaire porte sur les intérêts défendus peuvent la déclencher, et c’est un système d’opt-in qui s’applique de sorte que le juge détermine qui peut rejoindre l’action et le délai pour la rejoindre.

En pratique, le bilan de l’action de groupe en France apparait comme très mitigé, ce qui tend à remettre en question l’effectivité même du système. Selon un rapport parlementaire[6], en 10 ans, seulement 35 actions ont été engagées, aucune n’a abouti du fait des longs délais de traitement et seulement 2 ont donné lieu à des accords amiables[7]. De manière peut-être plus surprenante au regard du très fort développement des actions indemnitaires consécutives à des ententes, aucune action de groupe n’a concerné une problématique anticoncurrentielle.

Il est ainsi permis de s’interroger les limites de l’action de groupe à la française en matière de droit de la concurrence, puisque le régime actuel semble en effet rendre impossible ou excessivement difficile le fait de regrouper les prétentions individuelles d’un groupe de personnes lésées par des mêmes pratiques anticoncurrentielles.

Des modifications en vue pour l’action de groupe en France ?

La France ainsi que de nombreux autres États-membres n’ont pas encore transposé la directive européenne relative aux actions représentatives visant à protéger les intérêts collectifs des consommateurs, dont le délai de transposition a expiré en décembre 2022. Cette directive prévoit notamment la possibilité de recourir à un tiers pour intenter une action en réparation d’une infraction au droit de la concurrence.

Une proposition de loi sur le régime des actions collectives était en cours d’examen en 2023 et 2024 par l’Assemblée nationale et le Sénat. Cette proposition, qui incluait des dispositions plus ambitieuses que celles de la directive, a finalement été abandonnée fin 2024. Elle a été remplacée par le projet de loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne (« projet de loi DDAUE ») qui vise uniquement à transposer, dans l’urgence, la directive.

À ce titre, et en lien avec le sujet qui nous intéresse ici, une des dispositions les plus attendues est l’ouverture de la qualité à agir pour les actions de groupe en réparation aux « entités qualifiées », élargissant ainsi le nombre d’organismes ayant un intérêt à agir. Le projet de loi prévoit la possibilité d’action conjointe et introduit de nouvelles dispositions concernant les actions transfrontalières. Reste à voir dans quelle mesure ce projet de loi ouvrira la voie à une mise en œuvre effective du régime.

La décision rendue par la Cour de justice vient nous rappeler que malgré les diverses avancées européennes, l’effectivité du droit à la réparation des infractions de concurrence reste tributaire des volontés nationales. S'agissant de la France, il faudra attendre la fin des débats parlementaires pour savoir si la pratique décisionnelle sera ensuite plus favorable aux actions de groupe.

Nous remercions Anne-Charlotte Gerbaud et Ines Karam pour leur participation à la rédaction de cet article.

Notes de bas de page

[1] Gesetz über außergerichtliche Rechtsdienstleistungen (Rechtsdienstleistungsgesetz) (loi sur les services juridiques extrajudiciaires), du 12 décembre 2007 (BGBl. 2007 I, p. 2840)
[2] CJUE, Cour, 28 janv. 2025, C-253/23
[3] LOI n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation.
[4] Directive - 2009/22 - FR - EUR-Lex.
[5] LOI n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle.
[6] Rapport d'information, n° 3085 - 15e législature - Assemblée nationale.
[7] Rapport d'information, n° 3085 - 15e législature - Assemblée nationale.